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Type de textesource
Titre« Du sujet dans la Peinture moderne »
AuteursApollinaire, Guillaume
Date de rédaction
Date de publication originale1912
Titre traduit
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Date d'édition moderne ou de réédition
Editeur moderne
Date de reprint

, p. 2-3

Beaucoup de peintres nouveaux ne peignent que des tableaux où il n’y a pas de sujet véritable. Et les dénominations que l’on trouve dans les catalogues jouent alors le rôle des noms qui désignent les hommes sans les caractériser.

De même qu’il existe des Legros qui sont fort maigres et des Leblond qui sont très bruns, j’ai vu des toiles appelées : Solitude, où il y avait plusieurs personnages.

Dans les cas dont il s’agit, on condescend encore parfois à se servir de mots vaguement explicatifs comme « portrait », « paysage », « nature morte » ; mais beaucoup de jeunes artistes-peintres n’emploient que le vocable général de peinture.

Ces peintres, s’ils observent encore la nature, ne l’imitent plus et ils évitent avec soin la représentation de scènes naturelles observées et reconstituées par l’étude.

La vraisemblance n’a plus aucune importance, car tout est sacrifié par l’artiste aux vérités, aux nécessités d’une nature supérieure qu’il suppose sans la découvrir. Le sujet ne compte plus ou s’il compte c’est à peine.

L’art moderne repousse, généralement, la plupart des moyens de plaire mis en œuvre par les grands artistes des temps passés.

Si le but de la peinture est toujours comme il fut jadis : le plaisir des yeux, on demande désormais à l’amateur d’y trouver un autre plaisir que celui que peut lui procurer aussi bien le spectacle des choses naturelles.

* * *

On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture, telle qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature.

Ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure.

L’amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d’un ordre différent de la joie qu’il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure d’un ruisseau, le fracas d’un torrent, le sifflement du vent dans une forêt, ou les harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l’esthétique.

De même, les peintres nouveaux procureront à leurs admirateurs des sensations artistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières impaires.

* * *

On connaît l’anecdote d’Apelle et de Protogène qui est dans Pline.

Elle fait bien voir le plaisir esthétique et résultant seulement de cette construction impaire dont j’ai parlé.

Apelle aborde, un jour, dans l’île de Rhodes pour voir les ouvrages de Protogène, qui y demeurait. Celui-ci était absent de son atelier quand Apelle s’y rendit. Une vieille était là qui gardait un grand tableau tout prêt à être peint. Apelle au lieu de laisser son nom, trace sur le tableau un trait si délié qu’on ne pouvait rien voir de mieux venu.

De retour, Protogène apercevant le linéament, reconnut la main d’Apelle, et traça sur le trait un trait d’une autre couleur et plus subtil encore, et, de cette façon, il semblait qu’il y eût trois traits.

Apelle revint encore le lendemain sans rencontrer celui qu’il cherchait et la subtilité du trait qu’il traça ce jour-là désespéra Protogène. Ce tableau causa longtemps l’admiration des connaisseurs qui le regardaient avec autant de plaisir que si, au lieu d’y représenter des traits presque invisibles, on y avait figuré des dieux et des déesses.

Dans :Apelle et Protogène : le concours de la ligne(Lien)